De la réalité augmentée à l’expérience virtuelle urbaine
Dans le film Inception, une équipe d’ « extracteurs » orchestrée par Léonardo DiCaprio infiltre le subconscient d’un industriel au cours d’un « rêve partagé ». Cette forme fictive d’espionnage industriel permet d’influencer l’inconscient d’une victime en agissant sur son subconscient. Perpétuellement plongés dans un fantasme co-construit, les extracteurs doivent, pour distinguer la réalité du songe, définir un objet dont les propriétés changent selon le monde dans lequel ils se situent. Ainsi, une toupie qui ne s’arrête de tourner que dans la réalité, ou une pièce d’échecs capable de tomber uniquement dans le monde réel, leur servent à distinguer le vrai du faux, la réalité du rêve.
Et si ce film annonçait une bien sombre prophétie ? Et si l’avenir nous réservait une limite de plus en plus floue entre le monde réel et le monde virtuel ?
Le voyage immobile
Depuis l’apparition de Google Street View, il n’est plus besoin de voyager pour parcourir l’espace. Entre deux comptes-rendus de réunion, il est possible à tout un chacun de faire une pause sur une plage paradisiaque, de s’adonner aux plaisirs de la vue d’un champ de blé ou d’admirer un panorama sur le Mont Blanc, sans bouger de sa chaise. Cependant, rares sont ceux qui abordent l’utilisation de ce logiciel de cartographie « in situ » comme un voyage. Google Street View offre à ses utilisateurs une alternative pratique au déplacement. Dans une société ou le temps est compté, il permet aux étudiants en architecture de dessiner des façades sans avoir à se déplacer ou encore, à un particulier en recherche d’acquisition d’un logement, de repérer la disposition du bien dans le quartier.
Mais Google va plus loin. Depuis 2009, le géant de l’internet met au point un service permettant de pénétrer à l’intérieur des grands sites naturels et architecturaux classés par l’UNESCO. Parmi les premiers lieux virtuellement ouverts au public, les vestiges de Pompéi, les jardins du château de Versailles, ou la vieille ville de Saint-Jacques de Compostelle, ont ravi les yeux de néo-touristes, n’ayant pas toujours les moyens de voyager. Une nouveauté par rapport à Street View qui embarquait un dispositif photographique sur le toit d’une voiture et n’avait donc pas accès aux sites fermés à la circulation automobile.
L’objectif affiché est ici de remplir une mission de promotion des sites classés, mais aussi d’améliorer l’accès à la culture. Les visites virtuelles s’accompagnent de bulles d’information renseignant les internautes. Pour l’instant, seules des images de l’extérieur des sites sont proposées, rendant par exemple impossible la visite de l’intérieur du château de Versailles, mais petit à petit, les sites eux-mêmes prennent le relai. Pompéi est en passe de développer une plateforme ouvrant la visite sur les intérieurs. Le musée du Louvre ouvre ses collections au plus grand nombre en proposant une visite virtuelle de la galerie des antiquités égyptiennes, dans laquelle il est possible de se déplacer, de zoomer et de recevoir des informations sur les œuvres.
Ainsi, ce n’est pas tant le voyage, mais bien l’accès à l’information pour tous qui est permis par ces navigateurs ubiquitaires.
L’expérience peut-elle être virtuelle ?
1- La réalité augmentée ou la possibilité de voyager dans le temps
Dans un genre nouveau, la réalité augmentée fait son entrée. Des logiciels rendent désormais possible la superposition en temps réel d’un modèle virtuel en 3D à la perception de la réalité. En incrustant de façon réaliste des objets virtuels dans le paysage observé, cette technologie ne se cantonne plus à offrir un voyage dans l’espace, elle propose un voyage dans le temps.
Initialement mise au point pour les écrans, la réalité augmentée représente un atout pour les sites patrimoniaux. L’abbaye de Cluny a ainsi mis en place des bornes donnant à voir l’aspect de l’édifice au XVe siècle ; à Cherbourg, il est possible de visualiser le château fort disparu et à Caen, il est permis de déambuler dans les rues de 1930 et d’admirer le séminaire des Eudistes, disparu depuis 1944. Encore une fois, c’est l’aspect ludique qui est valorisé par le développement de ce nouveau médium d’apprentissage.
Mais depuis peu, la frontière entre image de synthèse et images véritables s’estompe dangereusement, provoquant la confusion des repères spatio-temporels.
Tant que l’utilisateur tenait entre ses mains un écran face à un paysage réel, la distinction entre réalité et virtualité était évidente. Mais l’apparition des lunettes de réalité augmentée brouille la perception de la réalité.
Au Japon, à l’occasion de la candidature de Tokyo aux Jeux Olympiques de 2020, Seiko Epson Corps et l’agence Kinki Nippon Tourism, ont mis au point des lunettes au travers desquelles il est possible de contempler la ville des centaines d’années auparavant. La promenade est ici réelle, mais le paysage, virtuel. En sillonnant les rues tokyoïtes, il est possible de tourner la tête librement sans que le paysage ne soit contraint par l’espace d’un écran, il est possible de lever les yeux et d’apercevoir les nuages, il est possible de faire revivre le château d’Edo, détruit par les flammes en 1873 ou encore de contempler le pont Nihonbashi, libéré du métro aérien qui l’écrase. Comble du réalisme : ces lunettes permettront d’assister à des reconstructions en temps réel de certains quartiers. Échoppes, passants, vendeurs ambulants reconstitués animeront ainsi la promenade virtuelle, tels les fantômes d’une époque passée. Les variations des saisons devraient également être prises en compte et la possibilité d’assister à l’éphémère floraison des cerisiers devrait être permise tout au long de l’année.
Ainsi, tout en observant un paysage relatif à une époque disparue, le voyageur de ce nouveau genre peut sentir la brise contemporaine lui caresser le visage ou la fraîcheur du soir lui saisir les doigts. Relier ces tableaux mi-virtuels mi-véritables à la déambulation et aux mouvements du corps dans l’espace, brouille la distinction entre expérience vécue et fiction observée, bien plus que ne le fait la réalité virtuelle.
2- L’irréalisme du surréalisme
Depuis janvier, le musée Salvador Dalí, installé à St. Petersburg en Floride, propose à ses visiteurs de pénétrer à l’intérieur du tableau de Salvador Dalí, « Réminiscence archéologique de l’Angélus de Millet ». A partir d’une vidéo à 360 degrés et de casques de réalité virtuelle, les visiteurs, en se mouvant dans l’espace, ont la sensation de se déplacer dans une représentation en 3D de l’univers fantasmagorique de l’artiste.
Simulation vidéo de ce que pourrait représenter une visite virtuelle dans un tableau de Dali
Ici, comme dans la plupart des cas de réalité virtuelle dont le monde du jeu vidéo est friand, la conscience d’une situation illusoire est omniprésente. Le paysage proposé est si éloigné de la réalité que la perte de repères passe presque inaperçue. L’ambiguïté de la situation ne réside pas tant dans la distinction entre fiction et réalité que dans la distinction entre art et performance technique. Car, en ayant l’impression de plonger dans l’imaginaire de Dalí, c’est dans l’imaginaire de ses concepteurs que l’on est en réalité immergé.
Une distinction est donc à établir entre la réalité augmentée, qui mêle des images du présent et du passé dans un environnement réel et pratiqué, et la réalité virtuelle qui propose une plongée dans un monde entièrement imaginaire, tout en restant enfermé entre quatre murs. Dans la première, tous les sens sont excités, bien que déconnectés de la situation perçue, tandis que dans la seconde, c’est surtout la vue et l’imaginaire qui sont mobilisés.
Mais au-delà de la démarche qu’il est nécessaire de mettre en œuvre pour avoir accès à ce genre de dispositif et s’offrir une visite virtuelle, certains facteurs de distorsion de la réalité s’invitent dans notre quotidien de façon bien plus sournoise.
3- La désinformation sensorielle
Nombreux sont ceux à l’avoir compris, l’ambiance, cette valeur fondamentale de la perception de l’espace, manque à ces visites virtuelles et en décrédibilise la perception. En tentant de recréer une atmosphère, ce n’est plus une information, mais une expérience qui est cherchée à être transmise. Parmi les générateurs d’ambiance, le son est le premier à avoir été abordé, mais bientôt, les odeurs ou le déséquilibre de l’oreille interne devraient servir à plonger littéralement l’utilisateur dans une autre dimension.
Depuis peu, le projet « Sounds of Street View » prévoit de compléter d’un facteur sensoriel les promenades virtuelles proposées par Google Street View. Développé par Amplifon, un fabricant de prothèses auditives, le projet propose de rajouter une strate supplémentaire au déplacement virtuel, en y greffant une ambiance sonore. Ainsi au gré du parcours fléché, il est possible d’entendre une église carillonner, une fanfare jouer sur la place du marché ou les vagues s’échouer avec fracas. Pour l’instant, seuls trois lieux sont couverts par le son : la place du Palais à Monaco, Hapuna Beach à Hawaï et Balboa Park à San Diego. Mais le concept ne devrait pas tarder à s’étendre à tout le planisphère. Cependant, contrairement aux photographies de Google Street View, ces sons ne sont pas captés « in situ » puisque les boucles sonores sont réalisées grâce à des fichiers mp3 récoltés sur le web, ou créés de toute pièce. Pourtant le réalisme factice est recherché et des points de latitude et de longitude son utilisés pour créer l’illusion de la distance sonore.
La limite est donc brouillée entre les images relevant du réel à un instant donné et les sons entièrement recomposés. Le pas est franchi entre la simple application pratique et la proposition d’une expérience totalement virtuelle, car, en tentant d’amplifier le réalisme, l’une des composantes de l’ambiance est falsifiée. En incluant le son à ces promenades virtuelles, Amplifon aborde la reconstitution d’une expérience fictive et glisse du terrain de l’information à celui de la sensation… factice.
Amplifon – Sounds of Street View from Amplifon UK on Vimeo.
La mort du situationnisme ?
Toutes ces évolutions posent de nombreuses questions. Parmi elles, parviendra- t-on un jour à recréer la sensation des pavés sous les pieds, l’odeur de la pluie sur l’asphalte chaud, le clapotis d’une fontaine lointaine, les changements de luminosité… autant de facteurs indispensables à la sensation d’imprévu ? Et dans quel but biaiser ainsi la réalité ?
Le mouvement situationniste doit se retourner dans sa tombe.
Dans les années 50, ce mouvement, représenté par Guy Debord, percevait la ville comme un terrain de lutte et d’expérimentation corporelle. La ville était alors perçue comme le lieu d’une réinvention radicale de la vie quotidienne. S’inspirant de la flânerie baudelairienne et des errances surréalistes, ce mouvement, à l’origine de la théorie de la « dérive », visait à explorer les brèches urbaines au sein de la banalité des espaces balisés. La traversée d’ambiances variées, la reconnaissance d’effets de nature psycho géographique et le renoncement à se déplacer selon un but, constituait pour les situationnistes un moyen de réenchanter le quotidien. En résumé, sommes-nous déjà incapables de percevoir la beauté des situations banales pour devoir en créer de factices ?