Les bidonvilles sont-ils une forme exemplaire d’urbanisme ?
Bidonville, slums, township, favelas… Des mots qui raisonnent dans tous les dialectes, à travers le monde. Qu’on l’exprime en anglais, en français ou en espagnol, cette expérience urbaine s’apparente toujours aux mêmes rapports de perception, que la culture nous a largement inculqués.
De « la Cité de la Joie », ce livre issu de l’expérience de Dominique Lapierre dans les slums de Calcutta, édité en 1985, à l’image universelle de Mère Thérésa qui tente de sauver la misère du monde, dans ces mêmes bidonvilles. De la sortie raisonnante de « Slumdog Millionnaire » en 2009 à celle de « Lion » en 2016. L’ensemble de ces récits nous plongent dans ces rues boueuses et humides, nous transmettent ces odeurs de villes sans systèmes d’évacuation ou de latrines. L’architecture y est sommaire, les maisons sont en carton. La nourriture y est rare, mais les maladies y sont nombreuses. Les bidonvilles sont synonymes d’une pauvreté extrême, reflet de ces paysans, usés par leurs terres infructueuses, venus briser leurs dernières forces contre les portes impénétrables de la ville. Mais dans notre imaginaire, les bidonvilles, ce sont avant tout l’affaire des pays du tiers-monde !
Depuis plusieurs années, pourtant, ces présupposés tendent à disparaître. Face à l’urgence humaine et sociale qui a pu régner dans des zones urbaines en marge, des solutions ont dû être trouvées. Pour les urbanistes et architectes, les bidonvilles sont devenus des chances urbaines, les laboratoires de la ville de demain. Dans ces zones chaotiques à forte densité urbaine, on expérimente, on cherche des modèles urbains, avec pour seule contrainte, la simplicité. Dans ces marges urbaines, on n’a plus rien à perdre, donc on peut tout construire.
Si le phénomène des bidonvilles a longtemps été une problématique de la ville du “Tiers-Monde”, 571 bidonvilles sont aujourd’hui recensés en France. Si nos urbanistes et architectes y cherchent et y explorent des solutions innovantes, pour répondre à ces situations de précarité extrême, sommes-nous pour autant aujourd’hui prêts à voir nos bidonvilles comme une chance et comme une opportunité de laboratoire urbain à domicile ?
Les bidonvilles : ces laboratoires urbains ?
Si l’image des bidonvilles est associée à des sentiments négatifs, qu’ils soient la peur, le dégoût ou l’indifférence, ce rapport tend à évoluer. De plus en plus, nous parlons de ces franges urbaines comme étant des laboratoires urbains. Face à l’urgence que constituaient certaines situations, des solutions ont été apportées, inventant de nouvelles formes d’organisation urbaine. Si de nombreux observateurs de la ville se sont déjà penchés sur la question, comme le collectif Perou, (Pôle d’Exploration des Ressources Urbaines) dont nous avons déjà parlé à plusieurs reprises, une nouvelle étude vient rappeler la richesse potentielle de ces bidonvilles.
En octobre dernier, Julien Damon, sociologue de la pauvreté et des politiques sociales, publiait son ouvrage Un monde de bidonvilles, Migrations et urbanisme informel. A travers celui-ci, il nous rappelle que la dynamique planétaire d’urbanisation passe par l’extension des bidonvilles dans les pays en développement. Aujourd’hui, 930 000 personnes, soit un huitième de l’humanité, vivent dans ces espaces en marge. Demain, en 2030, cela représentera 2 milliards de personnes. Si certains voient une menace en ces espaces, d’autres y voient un potentiel, voire une richesse dont nous devrions nous inspirer.
Pour diverses raisons, le modèle urbain développé au cœur des bidonvilles serait un échantillon de ville durable. En effet, les habitants se déplacent à pied, faute d’infrastructures assez larges pour accueillir le passage de véhicules motorisés. Les enfants jouent dans les rues. Dans ces espaces surpeuplés, les défis de la densité urbaine sont depuis longtemps en cours de résolution. Telles des tiny house, les constructions sont optimisées et les espaces de vie adaptables et multifonctionnels. Les espaces publics sont vraiment publics et pour tous. Dans le bidonville indien de Dharavi, on se marie dans les rues, avec les voisins. Faute de services publics, on nettoie devant chez soi. L’intensité de cette ville est liée à la porosité entre espaces publics et espaces privés. Quand quelque chose se casse, on le répare ensemble dans des logiques fortes de recyclage. Des systèmes d’entraide sont développés. Des économies locales se créent, de telle manière qu’aujourd’hui, les slums indiens dégagent de l’argent. De plus en plus, ces espaces sont donc perçus comme la ville durable, à la fois piétonne, écologique, participative et recyclable.
Le bidonville européen : un espace en marge non identifié ?
Si l’industrialisation et l’urbanisation ont amené la formation de bidonvilles liée à l’exode rural de nouveaux ouvriers, la mondialisation entraîne la formation des bidonvilles issus de migrations politiques. Et la France est loin d’en être exempte. Sur l’ensemble du territoire, nous recensons actuellement 571 campements illicites, occupés par 16 000 personnes dont 36% sont des mineurs. Le long des autoroutes, sur les anciennes voies de chemin de fer, ou dans les forêts, les bidonvilles sont là, sous nos yeux. S’ajoute à cela, l’ensemble de ceux que nous ne voyons pas, installés dans des squats dans des bâtiments insalubres.
Pourtant, ces installations précaires ne sont pas nées d’aujourd’hui en France. Historiquement, les bidonvilles ont toujours accueilli les derniers arrivés. Chercheurs en Sciences Politiques, Thomas Aguilera et Tommaso Vitale évoquent l’appel national de la main d’œuvre espagnole, portugaise et italienne comme étant à l’origine de ce premier type de forme urbaine. En effet, dans les années 30, l’État n’aurait pas accompagné son appel d’une politique du logement forte, ce qui aurait conduit les immigrés à prendre des initiatives. Diverses vagues de migration auraient alors alimenté le processus. Ce sont par exemple les Algériens qui prendront leur place au lendemain de la Seconde Guerre mondiale.
Contrairement aux pays en développement, nous adoptons une position de mise à l’abri de ces populations. Celles-ci doivent être isolées du froid. Aussi, des dispositifs législatifs et officiels d’expulsion existent, ce qui empêche tout enracinement, ou toute installation dans le temps de ces expressions urbaines. 44% des bidonvilles ont moins d’un an.
Depuis le 1er novembre dernier, la loi relative à la protection des bidonvilles par la trève hivernale est entrée en vigueur. Malgré cela, plusieurs camps de fortunes ont été démantelés en appliquant le droit d’expulsion administrative, décidée par la mairie ou la sous-préfecture, en cas d’arrêté municipal, dite « de péril ». Alors pourquoi ne voulons-nous pas nous rendre compte de cette présence et de ce potentiel urbain ? Pourquoi ne laissons-nous pas se construire une ville dans la ville ?
Les bidonvilles, un modèle incompatible avec la ville occidentale ?
D’abord, ne pas laisser s’installer les bidonvilles, cela signifie aussi ne pas laisser s’installer la précarité, et choisir de ne pas accepter que cette précarité soit un modèle de ville. Une démarche tout à fait louable et compréhensible. De manière générale, le bidonville a toujours été assimilé à la précarité des pays en développement. Pourtant, l’afflux de populations migrantes entraîne un déplacement de ces formes d’installation. Si ces formes ont longtemps été des installations de transit, elles tendent aujourd’hui à devenir des formes pérennes d’organisation. Alors on choisit de détruire, et ce pour plusieurs raisons. Aussi, en France, l’ensemble des villes informelles sont installées sur du foncier privé, ce qui pose un problème de propriété.
Nous comprenons que certaines règles sociales ou éthiques nous empêchent culturellement et légalement de laisser ces campements s’installer. Pourtant, à bien y réfléchir, le modèle des bidonvilles, s’il nous apporte des clefs pour le développement de la ville durable, ressemble à un modèle que nous connaissons sous une autre forme. A l’image de la ville éphémère, le bidonville pourrait devenir une chance. Une chance de redéfinir ensemble les codes de la ville de demain. Une chance, dans la crise, de créer ensemble et humainement, une révolution. Une chance de mettre en avant un potentiel urbain et social d’innovation collective et de mieux-vivre, dans la création d’un urbanisme de la simplicité. Au même titre que l’urbanisme éphémère, cette nouvelle forme d’urbanisme pourrait devenir un laboratoire de la ville par le bas, de la ville faite par et pour les habitants. De plus, ne pourrait-elle devenir à terme, une réponse durable contre la crise du logement ?