L’art oratoire est-il un outil de revitalisation urbaine ?
“Non mais vous croyez quoi ? Qu’on n’est pas jugé par son apparence ? Que la manière dont on se présente au monde n’a pas d’importance ? L’éloquence, la rhétorique, c’est précisément ça que je veux vous apprendre.”
“Le Brio”, c’est l’histoire de la jeune Neïla Salah, originaire de Créteil, qui rêve de devenir avocate. Une fois intégrée à la grande université d’Assas, elle rencontre son professeur Pierre Mazard, incarné par Daniel Auteuil. Celui-ci la provoque sur son élocution qu’il associe à ses origines de banlieusarde et lui enseigne l’importance de “savoir parler”.
Vidéo : http://www.allocine.fr/video/player_gen_cmedia=19574319&cfilm=251711.html
En avril dernier sortait sur nos écrans un film documentaire du même genre : “À Voix haute”. Prendre la parole et donner de la voix pour changer sa vie, c’est le sens des concours Eloquentia auxquels participent chaque année les étudiants de l’Université de Saint-Denis, issus de tous cursus. Aidés par des avocats, des metteurs en scène ou encore des slameurs, les participants se préparent durant des semaines, en apprenant autant sur eux-mêmes que sur les ressorts de la rhétorique. Le film suit leurs semaines de préparation et dresse le portrait d’une jeunesse de banlieue qui se bat, qui prend son destin en main et qui change les a priori.
Vidéo : http://www.allocine.fr/video/player_gen_cmedia=19569133&cfilm=253601.html
“Le Brio”, “A Voix Haute” ou encore “Eloquentia” ont un point commun : ils valorisent aux yeux de tous, des jeunes issus de banlieue parisienne, qui ont appris à manier l’art de la parole. Comme un signal envoyé vers l’extérieur d’un besoin de reconnaissance sociale, de changement d’image et d’une envie de s’élever contre les préjugés. S’ils contribuent à changer leur image extérieure, cela fait également évoluer l’estime que ces jeunes peuvent avoir d’eux-même, vis-à-vis de leur origine spatiale. En un mot, ce phénomène de valorisation de l’éloquence, pourrait aujourd’hui être un outil de revitalisation territoriale et urbaine.
Origines et impact de la pratique de l’éloquence
L’éloquence est une pratique qui a traversé les siècles. La parole démarre là où commence une vie en collectivité. L’art de la parole se développe avec celui de la vie publique. L’art du bien-dire s’incarne dans le mythe des hommes politiques. Au Sénat à Rome, où dans les amphithéâtres d’Athènes, l’art oratoire naît en période antique, dans la recherche d’une définition de civilisation et du citoyen. Quand on pense éloquence, on pense aux intellectuels de la cité. On pense Cicéron. On pense Aristote. On pense Marc-Antoine, célèbre orateur de la République romaine. L’éloquence concerne les hommes instruits.
Elle marque les esprits et d’une certaine manière pose les jalons de notre histoire. À la simple échelle du siècle dernier, plusieurs figures qui ont déterminé l’avenir de nos sociétés sont reliées à leurs mots méticuleusement choisis. Le discours de Martin Luther King a marqué les esprits par le martèlement régulier du devenu célèbre “I have a dream”. Depuis son discours en 1963 à Berlin, John Fitzgerald Kennedy est associé à l’universel “Ich bin ein Berliner”. Margaret Thatcher à son “I want my money back”.
L’éloquence, c’est plus que communiquer. L’éloquence, c’est savoir captiver, marquer et passionner les foules. L’éloquence, c’est laisser une trace dans les esprits. L’éloquence, c’est plus que tenir un discours, c’est l’incarner et le faire vivre.
Développer le sentiment générateur d’empowerment
“Quand tu parles et que les gens t’écoutent, et que les gens te regardent. Tu as l’impression que tu peux tout faire. Tu peux conquérir le monde.” explique l’un des participants au concours d’éloquence dans le trailer du film “À Voix Haute”.
En effet, le pouvoir de l’éloquence est en réalité bien plus fort que ce que nous pourrions penser de prime abord. En captant l’attention des autres, l’orateur gagne une certaine forme d’estime de lui-même. L’attention qu’il retient est une reconnaissance du public de sa prestance, mais aussi de la pertinence de son discours, associée à la passion qu’il sous tend. L’éloquence, c’est aussi pouvoir manier les mots et se faire écouter pour se faire entendre. “La parole, c’est une arme. C’est quelque chose qui me permet de me défendre.” explique également un étudiant au cours du documentaire.
De manière générale, apprendre à parler, c’est apprendre à communiquer avec les autres. Communiquer avec les autres, c’est pouvoir faire partie d’une société. Manier l’éloquence et faire vibrer les foules c’est gagner un pouvoir car des oreilles et de l’attention.
“Certainement rien […] ne me semble plus beau que de pouvoir, par la parole, retenir l’attention des hommes assemblés, séduire les intelligences, entraîner les volontés à son gré, en tous sens. C’est le fait de l’art par excellence, de celui qui, chez les peuples libres, surtout dans les cités pacifiées et tranquilles, a toujours été l’art florissant, l’art dominateur. […]. Quoi de plus agréable pour l’esprit et l’oreille qu’un discours, tout paré, embelli par la sagesse des pensées et la noblesse des expressions ? Quelle puissance que celle qui dompte les passions du peuple, triomphe des scrupules des juges, ébranle la fermeté du sénat, merveilleux effet de la voix d’un seul homme ?”
(Cicéron, De l’orateur, I, VIII, 30-31, Société d’Editions «Les Belles Lettres», Paris, 1922, pp. 17-18)
Alors si l’éloquence permet d’attirer des oreilles et de l’attention, que signifie le développement de cet art au sein des banlieues ? Pourquoi, également, une telle médiatisation du phénomène ?
Une pratique valorisée pour des banlieues revalorisées ?
Le langage, dans toutes sociétés, est un marqueur identitaire, culturel et social. Dans la langue française par exemple, on parle de langage soutenu, courant ou familier. Cela suggère qu’en fonction du message, du public ou d’une circonstance, les mots ne seront plus les mêmes et n’auront plus le même impact. Le choix des mots en dit également long sur son orateur. Le langage, plus que marqueur culturel, est outil de distinction sociale.
Philippe Roussin, directeur de recherche au CNRS est spécialiste des arts du langage. Dans un article “Tout dire ou le gouvernement de la langue” paru dans la revue Communications, il évoque l’impact du choix des mots en soulignant l’émergence d’une certaine forme de franc-parler dans la stratégie de communication des politiques. Une tendance largement incarnée par Donald Trump et son expertise des tweets.
L’usage de cet outil par exemple pousse l’actuel chef d’Etat américain à s’exprimer en 140 caractères. Cela signifie être court, concis, efficace et ne pas user d’ornements. Une position qui était idéologiquement défendue par Jean-Jacques Rousseau dans Discours sur les sciences et les arts. User des mots simples, c’est s’adresser à tout le monde, au large public, aux élites comme aux non-instruits. Pour lui, la politesse des arts oratoires est une sorte de “voile uniforme et perfide” qu’il associe à une forme d’inauthenticité et à un manque de sincérité. Il défend alors l’usage d’un langage politique “le langage de l’honnêteté contre celui de la décence.”
Si nous pouvons penser que cette position pousse à la démocratisation réelle de la politique, nous pouvons également penser que cela puisse dénigrer une certaine part de la population ou la catégoriser. Tout le monde n’est-il pas capable de décrypter ce langage ? De se l’approprier, de le comprendre et même de s’en amuser ?
Par la valorisation de l’éloquence dans les banlieues, le regard porté sur les populations change. L’amalgame fait entre manque d’instruction, d’éducation et banlieues est brisé. En s’appropriant cet art, ces jeunes, issus de cultures diverses et variées, s’approprient les codes d’une identité de laquelle ils se sentent rejetés depuis des générations, pour venir parler d’égal à égal. Ils se prouvent comme ils prouvent au reste de la société qu’ils en font partie, qu’ils font partie de la même histoire de la même culture, même si celle-ci n’est pas la seule qui les anime.
Ainsi, ce phénomène de l’éloquence est un outil, une arme pour être entendus et compris de tous. Une main tendue vers le besoin d’intégration au sein de la société. C’est également un indicateur d’un besoin de revitalisation de ces ensembles urbains, qui ne passent pas uniquement par des interventions sur les infrastructures et les bâtiments. Cela prouve également que la revitalisation est avant tout un problème de société qui passe avant tout par le facteur humain.
“La parole qui convainc, la parole qui émeut, la parole qui touche, c’est celle-là qui nous rassemble. Avant, quand on voulait manifester son attachement à la liberté d’expression, on disait “Je suis Charlie”. Maintenant, à partir de ce soir, je dirais aussi je suis Saint Denis” affirme le professeur emblématique dans “A Voix Haute”, le soir du concours Eloquentia. Une affirmation qui tient tout son sens.